NOIRE ATMOSPHERE

Une histoire presque vraie dans un restaurant français de Kaboul, écrite à dix mains… Deux chapitres en ligne par semaine… Un cocktail de suspense, de rire et de larmes, avec un zeste de sueur froide…

 

 

Chapitre 1

La nuit s'était installée depuis deux heures environ. Il n'y avait évidemment pas de lumière. Benoît marchait, la tête baissée, regardant ses chaussures. De toute façon, il n'y avait rien de perceptible au-delà de quelques mètres et il s'évertuait plutôt à éviter les flaques qui s'étaient logées dans les ornières de la rue. Il en éprouvait une joie infantile. Comme quand, petit, il sautait dans les flaques à son retour d'école et qu'il rentrait tout crotté et mouillé dans un état d'excitation intérieure que sa mère avait vite fait de réduire à un profond sentiment de culpabilité.

Sa mère était morte depuis belle lurette et, ce soir, il évitait les flaques. Mais, ce n'était plus un jeu. La journée avait été éprouvante et il avait décidé de se rendre dans son établissement préféré pour s'adonner à sa passion perverse. Une bière en compagnie de qui il rencontrerait. Le hasard des rencontres aux hasards des vies. Il avait toujours opéré de cette manière, sans préjugés, sans rien attendre d'autre que le plaisir aléatoire d'un geste, d'un regard, d'un mot, d'une intonation qui lui aurait permis de percevoir, de deviner l'intimité de son interlocuteur.

La pluie avait cessé. Il n'y avait donc pas d'urgence. Il leva la tête pour découvrir le halo de la lune au travers de la couche nuageuse, qui, bien que relativement épaisse, permettait néanmoins à la nostalgie et aux souvenirs de remonter à la surface. Benoît abandonna ses chaussures pour se perdre dans ses interrogations lunaires. Il avançait vers L'Atmosphère dans une démarche plus ou moins assurée alors qu'il remontait dans ses souvenirs...

La rue était glissante. La boue avait entièrement pris possession de l'espace. Petit à petit il ne prenait plus garde aux ornières et à quelques reprises il proféra quelques jurons destinés à pallier quelques légers déséquilibres... Il faisait confiance à ses chaussures, au grip de ses semelles et son habitude des chemins non carrossables. Il avait hâte de cette bière. Il avait hâte de finir cette journée qu'il aurait préférée inexistante... Il avait hâte de se retrouver assis sur un des tabourets rustiques et presque inconfortables, une bière dans la main, écoutant le crépitement du bois et le ronflement du feu accoudé à la margelle du petit muret délimitant l'espace « du carré du feu » .

C'était en fait une jolie manière de résoudre le problème de la quadrature du cercle. Le feu était rond. Et rond, et rond, petit patapon... Il avait hâte de se retrouver devant ce concept éminemment, intrinsèquement, philosophiquement interrogatif : un rond dans un carré !!! Comme une ellipse de sa vie !!! A moins que cela ne fut l'inverse. Le halo lunaire, d'une rotondité parfaite accentuait sa séquence de remontée mémorielle jusqu'à ses derniers cours de mathématiques où il jonglait avec les équations de cercle, de sinusoïde et de matrices à plusieurs dimensions... « On a les nostalgies qu'on peut » , pensa Benoît dans un court regard porté sur lui-même.

« Allez, plus que quelques minutes » , se dit-il dans un élan d'optimisme forcené. La chaussée devenait de plus en plus chaotique. Boue glissante, ornières pleines d'un magma de terre et d'eau plus ou moins épais. Venelle, ruelle, rue typiquement à la mode kaboulie dès que les crevasses et nids de poules des axes centraux et goudronnés ne sont plus que souvenirs. Benoît aimait les arpenter à toutes heures, à n'importe quelle heure serait plus exact. Ses promenades lunaires le menaient irrémédiablement au même endroit. Pas toujours le même trajet. Pas toujours les mêmes heures. Mais ce soir, il avait particulièrement besoin de se confronter à la chaleur du feu. Il hâta le pas, poussa un dernier soupir comme pour évacuer, pour vider sa cervelle des atermoiements de cette journée. « Mais quelle journée de merde!!!!! »

Il sentit son pied gauche plonger dans une ornière, plus qu'il ne l'aurait souhaité. Son pied lui échappait tout comme s'il avait décidé de vivre sa vie sans lui. Sa cheville plia. Il devina la friction entre tarse et métatarse... La douleur lui fit quitter ses équations et lui fit comprendre qu'il allait choir de tout son long... Il s'imagina tomber... Il tombait... mais il le savait aussi, il allait s'étaler de tout son long dans la rigole-caniveau. La journée se poursuivait !!! Il s'imagina, dans le court instant de la chute, qu'il pouvait aussi se fracasser le crâne sur les bords de la rigole... dans ce cas il n'aurait pas de préoccupations de décence... Il n'aurait pas à arriver à L'Atmo tout crotté et beuglant comme il se doit contre les incuries des Afghans et de l'Afghanistan.

Il chutait... Son pied gauche toujours coincé dans l'ornière, presque à la hauteur de la jonction du tibia et du péroné. Il s'attendait au choc avec le ciment. Il allait directement dans la rigole. Il le savait. Les lois de la physique ne connaissent pas d'exception. « Merde » , se dit-il, « vraiment une journée de merde » ... Sa tête heurta quelque chose de dur, mais pas la dureté du béton ou de la pierre, quelque chose de dur et de doux en même temps... pas de quoi s'assommer, mais comme un coup de tête... Il s'étonna dans le même temps de la consistance du sol... Ce n'était pas normal... Ce n'était pas un sol sur lequel il s'étalait... cela ressemblait plus à.... Il leva la tête pour apercevoir deux yeux vert grands ouverts... Sa tête s'était écrasée contre un visage et il devinait le reste sous lui. La mollesse, les courbes... Tout lui rappelait un corps humain... mais il n'arrivait pas encore à comprendre ce que faisait ce corps humain dans cette rigole... Les yeux lui dirent : je ne suis plus qu'un cadavre...

Benoît se releva dans un acte réflexe, ne pensa même plus à sa journée, ne se souvint même pas de la douleur de sa cheville. Il n'arrivait plus à détacher son regard de ces yeux qui le fixaient sans rien dire... sauf qu'ils étaient morts. Il courrait. Il courrait jusqu'à rencontrer quelqu'un, il courrait pour rencontrer une âme vivante à laquelle il pourrait se raccrocher... La mort n'était pas son domaine. Il traversa le jardin vide de L'Atmo. Il s'engouffra dans le patio et s'écroula devant les clients dans une pathétique tentative de s'accrocher au bar. Sans un mot. Il était livide. Son visage avait imposé le silence. Le silence régnait.

 
à suivre...