Chapitre 2

« Une bière ! » commanda-t-il. Allez savoir pourquoi, Benoît avait soudain décidé de ne pas révéler sa macabre découverte. Installé au bar, il inspira lentement, expira en fermant les yeux de façon à chasser de son visage toute pâleur et de son esprit tout malaise. Les battements de son coeur s'apaisaient. Il parvint à sourire. « Une bière et... un petit verre d'alcool de menthe » , glissa-t-il au serveur.

Les clients et le personnel de l'Atmosphère, d'abord affolés par l'entrée spectaculaire de Benoît et sa mine livide, se détournaient maintenant de lui et reprenaient leurs conversations. « Ca y est » , songea Benoît. Il avait suffi de quelques secondes, d'un mot, d'un souffle, et il était déjà trop tard, trop tard pour dire la vérité, qu'une femme aux yeux grand ouverts était étendue morte dans la rue, sous la pluie, à demi-enterrée dans la boue, à deux pas du restaurant...

« Ca va, Benoît ? , demanda Marc, le patron de l'Atmosphère. Tu avais l'air pas très bien en entrant... »

Il était peut-être encore temps. Aurait-il répondu : « Ecoute, Marc, je n'ai pas osé le clamer devant tout le monde mais j'ai vu un cadavre tout près d'ici... » et Benoît sauvait sa peau. Marc aurait alerté la police, l'ambassade... Une enquête aurait été initiée, le corps identifié... et lui, Benoît, serait resté un citoyen normal, un simple témoin qui par inadvertance aurait buté du pied contre une morte, une morte qui n'avait rien à voir avec lui, avec sa vie, avec ses problèmes, rien !

Il repensa à cette journée ratée qu'il venait de vivre, eut une pensée pour sa mère qui était morte, qu'il n'avait jamais vue morte, mais qu'il imaginait ainsi, étendue par terre les yeux grand ouverts.

Ainsi, il n'était déjà plus un homme normal : il avait vu un cadavre, ne l'avait pas signalé. Il était là, au bar de l'Atmosphère, seul, irrémédiablement seul devant sa choppe de bière et son petit verre d'alcool de menthe, à se demander pourquoi il n'avait rien dit, pourquoi il s'était mis en danger en faisant de cette morte un secret, son secret.

Car à coup sûr, un autre que lui verrait le cadavre, appellerait la police... On interrogerait Benoît, on s'étonnerait qu'il n'eût pas remarqué cette morte alors qu'il ne pouvait pas ne pas avoir buté du pied sur elle en pénétrant dans le jardin du restaurant, placée comme elle était, cette morte, presque en travers du portail, la poitrine couverte de boue mais le visage dégagé et les yeux grand ouverts... A coup sûr on l'accuserait, lui, Benoît, d'avoir tué cette femme !...

Il fouillait dans sa mémoire : ces yeux clairs, ces sourcils arqués, dessinés très haut sur le front, ces cheveux courts, très courts, d'un blond cuivré... Non, il avait beau se remémorer les traits de cette femme, il ne la connaissait pas, il ne l'avait jamais vue. Il n'éprouvait pour elle, n'avait jamais éprouvé pour elle, ni haine ni amour. Cette morte était pour lui une parfaite inconnue. Etait-elle Française au moins ?... De type européen, c'est sûr... mais il n'en savait pas plus. Il n'en savait pas plus et pourtant, en gardant le silence, il avait fait de cette morte sa morte. A quoi tient le destin d'un homme ! Il avait suffi de quelques secondes, d'un mot prononcé ( « Une bière ! » ), d'une phrase non-prononcée ( « J'ai vu un cadavre » ) et Benoît était devenu le suspect numéro un d'un crime qu'il n'avait pas commis.

Et s'il rebroussait chemin ? S'il essayait de remonter le temps et de détourner la fatalité en disant à Marc d'une voix haletante, d'une voix qu'il s'efforcerait de rendre haletante : « Ecoute, j'ai attendu pour te le dire... Il faut me comprendre, Marc... Je suis encore tout retourné, j'ai du mal à reprendre mes esprit... Mais il faut que tu saches : il y a un cadavre devant l'entrée de ton... »

Mais Marc s'était déjà détourné de Benoît, absorbé par l'arrivée d'un nouveau client...

Un nouveau client !... Avec une curiosité avide, Benoît dévisageait l'homme qui venait de pénétrer dans la pièce (un diplomate anglais qu'il connaissait vaguement pour l'avoir vu nager à la piscine de ce même restaurant l'été dernier), guettant sur son visage des signes de panique car lui aussi devait avoir vu le cadavre, lui aussi avait failli marcher dessus... Mais l'homme semblait calme. Benoît le vit glisser quelques mots à l'oreille de Marc, puis tous deux tournèrent vers Benoît un regard que celui-ci n'oublierait jamais...

 

 
à suivre...