Chapitre 4

 

Marc, quand il parlait à ses clients - il considérait tous ses clients comme des amis et réciproquement -, ne pouvait se retenir de passer une main aux doigts courts et grassouillets dans ses rares cheveux noirs. Il était bourré de tics et cinq années à Kaboul sans presque jamais sortir du pays l'avait vieilli prématurément. Certains lui donnaient facilement soixante ans, alors qu'il n'était que dans le milieu de la cinquantaine .

Connaissant tout avant tout le monde, il venait d'apprendre que Benoît, jeune journaliste talentueux, complexé mais talentueux, venait d'être nommé quasi officiellement correspondant de Radio France Internationale . Comme il s'agissait de l'annoncer maintenant à la jeune fille, Amélie, à qui il venait de prendre la place, l'information ne devait absolument pas circuler.

Marc, comme Benoît, savait que la nouvelle allait susciter des débats interminables dans le village des Français de Kaboul, les uns soutiendraient cette pauvre Amélie, incompétente mais jolie et populaire, les autres prendraient parti pour Benoît, ambitieux, travailleur, mais mal dans sa peau et considéré par beaucoup comme un dangereux « fouille-merde » . N'était-ce pas à cause d'un de ses reportages publiés par la République de Picardie - et repris par Les Nouvelles de Kaboul - que les autorités avaient décidé de fermer une dizaine de restaurants chinois de la capitale afghane, pour le grand malheur de certains agents de sécurité anglo-saxons, habitués de ces lieux où l'on ne venait pas pour dîner.

Benoît, à cette heure, ne pensait ni à cette nomination ni à Amélie. Dans sa grande paranoïa, il se demandait si le cadavre n'était pas un signal, envoyé par quelque mafia locale : « Mêlez-vous de ce qui vous regarde, arrêtez ces enquêtes sur les hautes personnalités du gouvernement impliquées dans le trafic de drogue… » Le plus simple aurait bien sûr été de ressortir du restaurant, et de vérifier discrètement si la fille dans le caniveau avait des papiers sur elle. Et s'il s'agissait de cette Allemande à qui l'on prêtait une liaison dangereuse avec un officiel afghan ? Ou encore de cette belle Suédoise qui était en train de mettre à jour pour le compte de l'ONU un important détournement des fonds destinés à financer les cultures de substitution du pavot.

Mais si pour une fois les gardes de L'Atmosphère étaient vigilants et le voyaient fouiller le cadavre ? Il fallait enquêter discrètement et ne surtout pas être soupçonné. Il savait que son historique dans le coin ne plaiderait pas pour lui, comme son amitié pour Daniel par exemple, ce jeune entrepreneur belge qui avait une liaison avec la femme d'un diplomate anglo-saxon de premier rang. « Qui est ami avec celui qui trompe une personnalité peut tuer une femme… » Un proverbe qui pourrait très bien exister dans l'infini répertoire afghan.

Il tournait en rond autour de la piscine rectangulaire (décidément). Celle-ci, en cette saison, était vide et lugubre comme une vaste tombe à ciel ouvert. La nuit, on ne voyait pas que la peinture était totalement écaillée. De toute façon, la clientèle de L'Atmo n'était pas si exigeante, et quand venait la chaleur sèche de l'été, acceptait sans barguigner de se rafraîchir dans cette mare. Pour l'heure, en attendant les beaux jours, deux lapins lapinaient tranquillement dans le grand espace à l'abandon. Benoît avait beaucoup observé ces bestioles et en avait tiré quelques conclusions sur la nature, cruelle, et même sur les hommes - et les femmes - mais il n'avait pas la tête à ça, en cet instant.

Il se concentrait : «  19h : Dany (CD)… Ne pas r…  »

« Dany pour Daniel, bien sûr. » « CD : Corps Diplomatique… Cas Désespéré (un code pour une opération homicide ?)… »  « Ne pas r… Ne pas rigoler… Ne pas reculer… Ne pas recommencer… Ne pas revenir… » Ou s'agissait-il de cuisine : « Ne pas rissoler… Ne pas rajouter trop de beurre dans la pâte à crêpes… »  ?

Il en était là quand une brise fraîche l'incita à revenir à l'intérieur, où une foule se pressait déjà.

Benoît alla s'asseoir sur un des fauteuils en rotin un peu déglingués et brinquebalants, près de la jolie cheminée en terre cuite, dans un coin de la véranda, œuvre de l'architecte Jean-Paul, un grand garçon amical et toujours mal coiffé. Cette véranda était l'orgueil de Marc, avec les cages à oiseaux qui faisaient office de lampes dans le jardin et la tête de veau sauce ravigote qu'il réservait aux clients les plus fidèles.

Benoît n'avait bien sûr pas faim, mais commanda une quiche au confit de canard à 25 dollars, sans les taxes, qu'il accompagna d'un verre de vin des Corbières à 8 dollars.

Un drôle de personnage, très grand, maigre, avec un visage allongé d'Européen de l'Est (ou d'Asiatique de l'Ouest), trouva le moyen de s'approcher de l'âtre et posa sans complexe la moitié de ses fesses sur le rebord du fauteuil de Benoît. Il se pencha nonchalamment, et glissa quelques mots, en français mais avec un fort accent américain, à l'oreille droite de Benoît, qui n'en crut pas celle-ci (son oreille droite) : «Il paraît que vous connaissez bien Dany ? »  

 

à suivre...