Chapitre 6

 

Marc répliqua sèchement : « Quoi la quiche !? Si tu les aimes pas, mes quiches, t'as qu'à aller manger ailleurs ! » Il baignait dans une mare de bière, de bière précieuse, et il commençait à en avoir sa claque de tout ces clients qui ne respectaient rien. Ah ça, on s'amusait bien dans son établissement. Les clients avaient le bon goût de le remercier et même à l'occasion, de l'en féliciter. Mais pour donner un coup de main il n'y avait plus personne, et en plus, on se permettait de chambrer alors qu'il était dans la panade.

Pourtant, Marc avait changé. Passées les réactions épidermiques, un nouveau sixième sens (celui de la répartie ?) le remettait dans le droit chemin. D'un ton qu'il voulut le plus affable possible, il relança à l'adresse de l'Américain, client irrégulier mais généreux : « Mais tu reviendras vite. Et pour l'occasion, je t'en offrirai une… »

Benoît trouva la force de bredouiller que la quiche était pour lui, que c'était une « private joke » avec l'Américain. « Une blague privée, d'accord » , reprit Marc que les anglicismes exaspéraient.

Les gardes du restaurant avaient accouru avec une grosse lampe torche. Ils étaient déjà en train de ramasser les quelques bouteilles qui ne s'étaient pas brisées. « Et l'autre, pourquoi il a décampé comme ça ? Il est fou ton pote… » Blême et boueux, Benoît s'écarta de quelques mètres. On s'affairait à l'endroit même où il avait vu le corps quelques minutes auparavant et, s'il ne s'expliquait pas la disparition du cadavre, il en restait forcément des traces. Pourtant, personne ne signala rien.

L'Américain, resté sur le pas de la porte, s'était amusé à exercer son dari avec le garde resté planté devant sa cahute. A grand renfort de subjonctif et d'éclats de rire, il avait tenté de le convaincre que le liquide répandu était du thé.

Chacun rentra dans le jardin du restaurant. Dans la petite allée végétale et sombre, Marc annonça même à Benoît qu'il lui offrait le verre pour accompagner sa quiche froide, en remerciement du service rendu. « Mais c'est la dernière fois que je te demande de décharger une caisse, ça me coûte trop cher… » , glissa-t-il pince-sans-rire.

L'incident étais clos pour Marc qui, presque autant que son personnel, s'étonnait chaque jour de la vie incongrue de son établissement. L'Américain, lui, n'avait pas tout compris. Cette scène improbable l'avait réjoui, instaurant à ses yeux une complicité de fait avec Benoît. Il était impatient de demander à celui-ci qui pouvait donc bien être ce fou qui avait détalé. Un Français, certainement, il n'y avait qu'un Français pour disparaître ainsi dans la nuit kaboulie. Benoît, de son côté, avait faim.

Sous la véranda du restaurant, l'ambiance était différente d'il y a quelques minutes. Pas plus bruyante, pas plus mobile, mais gonflée d'une tension palpable. Les tablées n'avaient pas changé, les serveurs continuaient leurs sarabandes, pourtant il était évident qu'il se passait quelque chose. Ni vent de panique, ni euphorie, c'était une atmosphère de complot qui animait la salle. Pas mal de gens étaient au téléphone. Plus étonnant, deux talkies-walkies grésillaient aussi.

« Dis donc Marc, je ne savais qu'on fomentait des coups d'état chez toi » , lança l'Américain, mi-sérieux mi-goguenard.

Benoît fut rassuré par cette inquiétante boutade. Il était loin d'être sorti de son bourbier, mais au moins il n'était pas devenu complètement parano, il se tramait bien des choses bizarres. Et il avait toujours faim. Les deux se rassirent à leur table et la quiche froide fut avalée en moins de temps qu'il ne faut pour faire la conversion de son prix en dollars à celui en afghanis.

L'Américain avait laissé Benoît manger sans rien dire, trop occupé à observer les autres clients. Mais dès que Benoît eut relevé la tête, il relança comme si de rien n'était.

« Il faudra quand même que tu me parles de Dany… Mais avant ça, qu'est-ce qui s'est passé tout à l'heure dans la rue ? C'est pas à cause de moi que ce type a détalé d'un coup quand même ? »

Benoît n'eut même pas le temps de se décomposer qu'une main salvatrice se posa sur son épaule. « Vieux, tu veux qu'on te ramène ? On a une escorte qui arrive. » Benoît resta coi. « Dis donc le journaliste, t'as pas l'air bien au courant. » Non, il n'était pas au courant. Mais pour que Christophe rentre à cette heure, et avec une escorte, il fallait qu'il se passe quelque chose de grave.

« Ils ont arrêté une voiture avec quelqu'un dedans. J'en sais pas plus, mais les UN ont l'air bien affolés. Bon, si tu veux qu'on te dépose, on part tout de suite. We do it now ! Copy? »

 

Marc, de son côté, était déjà sorti prévenir ses gardes. Emmitouflés dans leurs épaisses doudounes, sirotant l'énième thé de leur nuit, ils ne semblèrent pas plus traumatisés que cela par l'annonce de leur patron et promirent d'ouvrir l'œil quand le ballet des véhicules officiels commencerait. La rue était déjà pleine de voitures garées et si d'autres arrivaient encore pour escorter les clients du restaurant jusqu'à leurs demeures sécurisées, cela promettait une sacrée pagaille. « Ahmed, je te charge d'organiser tout ça. Tout le monde va sortir en même temps, faut que ça aille vite, je ne veux pas de problèmes ! »

Ahmed acquiesça d'un air las. Mais, preuve de sa bonne volonté, il partit inspecter l'état actuel du stationnement, car la manœuvre pouvait s'avérer délicate, surtout avec toute cette boue. Marc fut ravi d'une telle initiative et se félicita intérieurement des vertus de la responsabilisation, étape décisive dans sa quête de « capacity building » (il n'avait pas trouvé de traduction satisfaisante à l'expression).

Ahmed examina les lieux quelques secondes, puis retourna à l'endroit où les bières s'étaient brisées. Il en avait repéré deux qui avaient roulé dans le fossé et qu'il s'était bien gardé de ramasser. Il jeta un coup d'œil autour de lui pour s'assurer que personne ne le voyait. Les deux bouteilles de Mort Subite baignaient toujours dans le marigot. Se penchant pour les attraper, Ahmed distingua autre chose, un peu plus loin. Quelque chose sans alcool, mais pas sans valeur.

Le garde s'en saisit, et le glissa dans sa poche.


 

à suivre...